Lectures estivales

C'est l'été et Humeurs Politiques ne vous abandonne pas en cette période de plage, de repos et d'activités sportives et nautiques en tout genre. Si pour vous les vacances sont synonyme aussi de lecture studieuse, je vous recommande chaudement la lecture de deux ouvrages passionnants.

Autant l'an dernier je m'étais un peu ennuyé à la lecture de l'Economie du bien commun de notre prix Nobel Jean Tirole (un ouvrage bien conçu que je recommande à tous ceux qui veulent mieux appréhender le fonctionnement de l'économie moderne, mais qui récite un peu gentiment le credo dominant et dont l'ambition très didactique finit par lasser), autant cette année je suis tombé sur deux pépites qui d'ailleurs se rejoignent sur de nombreux points : Le révolutionnaire, l'expert et le geek. Combat pour l'autonomie de Gaspard Koenig et Danser sur un volcan. Espoirs et risques du XXIème siècle de Nicolas Baverez.

Ces deux auteurs se réclament très explicitement de la tradition libérale, dans ce qu'elle a de plus incompris en France, où l'on a toujours cette fâcheuse tendance à assimiler le libéralisme aux conséquences les plus visibles et délétères du capitalisme dérégulé et financiarisé. Koenig et Baverez sont en réalité deux défenseurs acharnés de l'autonomie et de l'épanouissement des individus, et réaffirment que cette liberté ne se décrète pas, mais constitue un combat de tous les jours. Tous deux ancrent leur réflexion dans les profondeurs de l'histoire politique française et internationale.

Les deux ouvrages, écrits avant la présidentielle, semblent également visionnaires : le tournant Macron y est presque prédit, non dans ses aléas individuels, mais dans son inéluctabilité sur le fond. Ce qui en rend la lecture d'autant plus jubilatoire après coup.
  • Gaspard Koenig, ou comment réinventer l'autonomie à l'ère du numérique
L'ouvrage de Gaspard Koenig se structure en trois parties selon un schéma historique. Le révolutionnaire, l'expert et le geek sont en effet les trois figures historiques qui se sont succédées depuis 1789, portant chacune en elles un rapport différent à la liberté.

Le révolutionnaire, c'est le modèle de Koenig, qui se revendique explicitement du "jacobinisme libéral", autrement dit l'oeuvre fondatrice de la Révolution Française, qui a entendu supprimer tous les corps intermédiaires pour établir une relation directe entre l'Etat et l'individu, cette relation pouvant seule garantir la liberté contre les institutions traditionnelles d'Ancien Régime.

L'expert, c'est l'anti-modèle, le planificateur issu des institutions de Vichy qui ont perduré et prospéré après la fin de la Seconde guerre mondiale (dont Koenig établit une liste intéressante), engendrant le développement d'une structure administrative dont la complexité est toujours croissante et dont la gouvernance, du fait de cette complexité, échappe désormais même à la classe politique qui l'avait petit à petit détournée pour son propre intérêt (je résume donc je simplifie). Koenig n'a pas de mots assez durs pour dénoncer l'idéologie du planisme, selon lui principale source d'atteinte à l'autonomie des individus.

Ces deux premières parties souffrent de certaines faiblesses, comme par exemple une analyse assez superficielle de la décentralisation (l'auteur a depuis évolué sur ce point), mais ont l'énorme atout de résumer deux siècles d'Histoire et de philosophie politique avec un mélange d'exigence et de pédagogie peu commun. On sent la pensée de ce jeune philosophe (33 ans au moment d'écrire le livre en 2015) encore en formation, en ébullition, mais déjà dotée d'une puissance d'analyse intéressante.

Mais la partie la plus intéressante reste la troisième, consacrée au geek, autrement dit aux moyens de sauvegarder notre autonomie à l'ère du numérique et du big data, dans ce moment décisif où l'on ne sait trop si le numérique nous libérera ou nous asservira. L'analyse de la "société du rhizome", avec force références à la philosophie de Gilles Deleuze, est un peu ardue à suivre par moments mais passionnante. Est-ce que l'ère des applications, l'ère des usages remplaçant la possession, l'ère des véhicules autonomes et de l'individualisation des services, l'ère du particulier à particulier est aussi l'ère de la fin de l'autonomie et du contrôle de nos vies par quelques-uns, les possesseurs de données ? On pourrait résumer ce débat dans les termes posés par Tocqueville dès 1840 dans la seconde partie de De la démocratie en Amérique, un texte qui n'en finit plus de m'étonner par sa jeunesse : plus les années passent, plus il semble décrire nos vies avec précision et intelligence.

"Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.

Au-dessus de ceux-la s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?

C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre ; qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu a peu chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait".

Gaspard Koenig tente et réussit une brillante synthèse de la philosophie libérale classique, de Foucault et Deleuze (qu'il considère comme des libéraux également) pour éclairer nos esprits et nous proposer un chemin pour conserver l'essentiel, notre autonomie.
  • Nicolas Baverez, l'urgence du combat pour la liberté
Avec une approche différente, Baverez, qui n'en est pas à son coup d'essai (on lui doit les classiques Trente piteuses, ou La France qui  tombe) nous alerte sur l'urgence de notre situation, aveuglés que nous sommes par le confort démocratique de nos vies.

Sa thèse fondamentale est presque toute entière résumée dans l'accroche du chapitre VII : "Les démocraties sont des régimes fondamentalement conservateurs et pacifiques, qui ne veulent pas d'ennemis et tardent à prendre la mesure des menaces auxquelles elles se trouvent confrontées". Ledit chapitre, intitulé "la mondialisation de la terreur", est consacré aux questions de sécurité, mais c'est bien à l'ensemble du champ économique et politique que Baverez applique sa sentence.

Dès lors, l'ouvrage se présente comme une liste des périls économiques, politiques, financiers et stratégiques auxquels nous sommes confrontés mais que nous refusons de voir, et propose des remèdes urgents dans l'ensemble de ces champs, par la réforme du marché du travail, le renforcement de la coopération européenne, la rigueur budgétaire, le renouvellement de la classe politique, le maintien de l'effort de Défense... loin là aussi de la caricature pseudo-libérale, Baverez propose un renforcement du rôle de l'Etat, un "chef d'oeuvre en péril qu'il est urgent de restaurer" : "s'il veut répondre à l'accélération de l'Histoire, il doit devenir plus agile, plus innovant, plus ouvert". Si le propos se veut global, interrogeant la mondialisation et la structuration des blocs de coopération régionale (Asie, Pacifique, Afrique, Europe, Moyen-Orient...), il est avant tout centré sur la France, homme malade de l'Europe, qui se croit elle-même "sortie de l'Histoire" qui pourtant la rattrape.

On retrouve le style Baverez, concis, très documenté et argumenté, fait de phrases choc mais réfléchies et justifiées. Il est difficile d'en rendre compte en si peu de lignes tant l'ouvrage est riche et percutant, chaque chapitre pourrait fournir son lot de citations emblématiques. Pour en traduire l'esprit plutôt que la lettre, je relève cette citation de Tocqueville (encore lui), placée en tête de la conclusion de l'ouvrage : "ayons donc de l'avenir cette crainte salutaire qui fait veiller et combattre, et non cette sorte de terreur molle et oisive qui abat les coeurs et les énerve".

C'est en effet l'objectif de Baverez, non pas de nous effrayer, mais plutôt de nous ouvrir les yeux et nous mobiliser. Après sa lecture, on pourra décider de continuer à fermer les yeux. Mais on ne pourra plus dire qu'on ne savait pas.

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