Relations internationales : la lumière de Pierre Hassner ne nous éclairera plus

J'ai appris avec un peu de tristesse hier le décès de Pierre Hassner, un des plus grands penseurs français des relations internationales de la fin du XXème siècle et du début du XXIème, à l'age de 85 ans. La nouvelle n'est pas toute fraîche car Pierre Hassner est décédé il y a un mois déjà, malgré quelques lignes dans les grands quotidiens nationaux j'étais passé au travers, Pierre Hassner était à peu près l'exact opposé des grands intellectuels médiatiques qui fréquentent assidûment les plateaux télé. Sa biographie sur le site de Sciences-Po où il enseigna jusqu'en 2003.

Je dis "avec un peu de tristesse" bien que je ne l'aie jamais rencontré, car j'ai toujours été épaté voire touché par ce mélange de puissance intellectuelle et de modestie qui transpirait de ses ouvrages. Ou plutôt, de ses recueils d'articles publiées dans des revues spécialisées, car comme il l'écrit lui-même en introduction de La Revanche des passions (j'y reviendrai plus loin), "il m'est arrivé d'écrire des articles dans des quotidiens, mais, me consacrant avant tout à l'évolution des relations internationales, j'ai toujours craint de commenter les événements à chaud, en manquant de place pour multiplier les hypothèses et les points d'interrogation, et j'ai craint tout autant de donner à mes conclusions le caractère définitif que semble imposer la forme achevée du livre". Ce sont donc ses collaborateurs du CERI (le centre de recherches en relations internationales de Sciences-Po) qui l'ont régulièrement poussé à rassembler dans des ouvrages les articles qu'il écrivait régulièrement pour les revues de science politique notamment.

Or, pour vous situer un peu le niveau du personnage, pour ceux qui n'auront pas le courage de cliquer sur le lien, on parle là d'un bonhomme qui, né en Roumanie où il étudia certes le français, arrive en France à 15 ans, intègre Normale Sup deux ans plus tard et obtient l'agrégation de philosophie en 1955, à 22 ans. On parle d'un bonhomme qui, encore étudiant, à l'occasion d'un exposé sur l'historien grec Thucydide, impressionnera son professeur, un certain Raymond Aron, au point pour ce dernier d'écrire dans ses Mémoires que "jamais, étudiant ou enseignant, je n'avais entendu un discours de qualité comparable".

Il y a de ça un an, alors que j'avais un peu oublié son existence, j'ai entendu Pierre Hassner livrer une de ses brillantes analyses à la radio. Je me suis alors rué sur La Revanche des passions, que j'ai entamé il y a quelques mois maintenant. La lecture n'en est pas ultra-aisée, mais le format du recueil d'articles se prête bien à son étalement au long cours.

Lire Pierre Hassner, ce n'est pas lire un ouvrage de relations internationales "classique" : on n'y parle pas où peu de stratégie militaire, de géopolitique, de droit international ou d'économie. Ou plutôt, pas avec un regard d'expert technique. C'était vraiment un philosophe des relations internationales, autrement dit il cherchait à étudier en quoi les relations internationales interrogeaient la coexistence des êtres humains. Au centre de ses interrogations par conséquent, les organisations politiques humaines (au premier plan desquelles l'Etat et la Nation), leur place dans les relations internationales comme un échelon intermédiaire entre l'homme comme individu et l'humanité dans sa totalité ; et surtout, la remise en cause de ces organisations politiques et la dialectique entre l'interne et l'externe (la thématique du "transnational").

La Revanche des Passions est le troisième de ses recueils d'ouvrages après La Violence et la Paix et La Terreur et l'Empire. Son propos est de mettre en avant la nécessité d'étudier les passions, ou l'irrationnel si on veut, pour comprendre les relations internationales. Sans cette "géopolitique des passions", impossible de comprendre la réalité du monde contemporain. A l'appui de cette affirmation, une citation de son maître à penser Raymond Aron : "ceux qui croient que les peuples suivront leurs intérêts plutôt que leurs passions n'ont rien compris au XXème siècle". "Ni au XXIème", ajoute Pierre Hassner.

Au fil des 300 pages du livre, on chemine en compagnie de Rousseau, Hobbes, Hegel, Locke, Montesquieu, bref tous les grands philosophes du contrat social, mais aussi Tocqueville, Kant, Nietzsche, René Girard et bien d'autres encore. A chaque fois, pour peu que l'on prenne le temps de bien s'imprégner de sa pensée, Pierre Hassner nous livre des analyses éclairantes qui permettent de mieux comprendre les conflits actuels et leurs soubassements. 

Je ne saurais expliquer mieux que par les analyses de Pierre Hassner le sentiment que m'a inspiré la conclusion du dernier G7. Le conflit entre les élites et les peuples, c'est l'incapacité des premières à entendre que les seconds ne suivront pas uniquement leurs intérêts bien compris. Et la réussite de Trump, c'est de l'avoir compris, même s'il ne flatte pas le meilleur penchant des passions américaines, ce qui n'est pas sans danger. Comme le chantait Souchon, nous restons une "foule sentimentale", et si les élites ne s'adressent pas à nos sentiments, ils leur reviendront dans le nez d'une manière assez désagréable. Ca a déjà commencé, en fait.

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