Gilets jaunes : 1789 à l'envers ?

Le mouvement des gilets jaunes semble s'installer dans la durée, suscitant de plus en plus de commentaires et interrogations quant à sa signification profonde. Au-delà de la mobilisation sur le terrain de quelques milliers de personnes dont les discours et comportements laissent parfois filtrer quelques soubassements idéologiques nauséabonds, force est de constater que le mouvement bénéficie d'un capital sympathie extrêmement élevé dans la population française, qui interpelle en profondeur sur la relation de nos concitoyens à la situation économique et politique actuelle. C'est un fait, on ne peut pas réduire le mouvement à une contestation populiste du pouvoir en place. Difficile pour autant de cerner précisément la nature de ce mouvement polymorphe. J'y vais de ma propre hypothèse.

La Révolution Française, nous dit Philippe Raynaud dans son Dictionnaire de Philosophie Politique (commentant les Réflexions sur la Révolution en France d'Edmund Burke, paru en 1790), c'est "le choix de l'abstraction", "l'exigence d'une reconstruction intégrale et délibérée de l'ordre social et politique", ce qui la distingue fondamentalement des révolutions anglaise de 1688 et américaine de 1776 :  la Révolution Française a "déchiré le voile que les précédentes révolutions libérales avaient savamment tissé et jeté sur leurs propres principes".

Autrement dit, là où les anglo-saxons ont continué à inscrire leur lutte dans le cadre de "la défense de libertés anciennes et fondées dans la tradition", la Révolution Française a prétendu partir d'une page blanche pour (d)écrire une société abstraite qui tend, selon Burke, à "étendre démesurément la place des droits".

L'abstraction française, ce péché originel, sans doute, de la Révolution Française, a conduit à la situation actuelle. J'ai déjà eu l'occasion à plusieurs reprises de citer sur ce blog l'oeuvre de Tocqueville qui montre si bien la marche inexorable de la progression des droits et de l'égalité :

"Les peuples démocratiques aiment l’égalité dans tous les temps, mais il est de certaines époques où ils poussent jusqu’au délire la passion qu’ils ressentent pour elle. Ceci arrive au moment où l’ancienne hiérarchie sociale, longtemps menacée, achève de se détruire, après une dernière lutte intestine, et que les barrières qui séparaient les citoyens sont enfin renversées. Les hommes se précipitent alors sur l’égalité comme sur une conquête, et ils s’y attachent comme à un bien précieux qu’on veut leur ravir. La passion d’égalité pénètre de toutes parts dans le cœur humain, elle s’y étend, elle le remplit tout entier. Ne dites point aux hommes qu’en se livrant aussi aveuglément à une passion exclusive, ils compromettent leurs intérêts les plus chers ; ils sont sourds. Ne leur montrez pas la liberté qui s’échappe de leurs mains, tandis qu’ils regardent ailleurs ; ils sont aveugles, ou plutôt ils n’aperçoivent dans tout l’univers qu’un seul bien digne d’envie. [...]

Je pense que les peuples démocratiques ont un goût naturel pour la liberté ; livrés à eux-mêmes, ils la cherchent, ils l’aiment, et ils ne voient qu’avec douleur qu’on les en écarte. Mais ils ont pour l’égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible ; ils veulent l’égalité dans la liberté, et, s’ils ne peuvent l’obtenir, ils la veulent encore dans l’esclavage. Ils souffriront la pauvreté, l’asservissement, la barbarie, mais ils ne souffriront pas l’aristocratie.

Ceci est vrai dans tous les temps, et surtout dans le nôtre. Tous les hommes et tous les pouvoirs qui voudront lutter contre cette puissance irrésistible seront renversés et détruits par elle. De nos jours, la liberté ne peut s’établir sans son appui, et le despotisme lui-même ne saurait régner sans elle".

Ce processus est le prolongement nécessaire d'un ordre politique qui a voulu s'affirmer de manière trop abstraite et rationnelle. Or, il me semble que c'est contre cet excès de rationalité que se révoltent aujourd'hui les gilets jaunes.

L'extension sans fin du pouvoir administratif me semble être en effet la conséquence directe de cette prétention rationalisatrice de la politique. On pointe souvent la paresse des fonctionnaires comme cause de l'extension perpétuelle du champ d'intervention de l'administration (la France vient d'être confirmée championne d'Europe des prélèvements obligatoires) : si le constat est vrai, l'explication, énorme cliché stigmatisant, me semble fondamentalement fausse. La cause profonde de notre boulimie administrative, c'est l'excès de rationalité. Essayez pour voir de résoudre un problème quel qu'il soit de la manière la plus rationnelle possible : vous constaterez rapidement la démesure de l'exercice et la disproportion des moyens à mettre en oeuvre pour y parvenir.

C'est pourtant ce que tend tout naturellement à faire un pouvoir à qui nous confions le mandat de garantir toujours plus de droits et d'égalité.

Les gilets jaunes me semblent être une réaction directe et frontale à cette impasse dans laquelle nous sommes aujourd'hui. Nous avons tout essayé : la gauche sociale, la droite sociale, la droite décomplexée, la gauche déracinée, maintenant le centre gauche : rien n'y fait, le pouvoir ne cesse de s'éreinter sur cet objectif inatteignable de restauration d'une action publique centrée sur les grands enjeux stratégiques. Il s'épuise dans la satisfaction des droits et revendications catégorielles qui refusent de nous considérer comme des individus entiers et ne s'adressent qu'à des catégories de nous : je ne suis pas un individu, je suis la somme de mes identités potentiellement destinataires de droits politiques, économiques, sociaux ou culturels.

Les gilets jaunes ne portent pas aujourd'hui un discours construit sur une alternative politique, et c'est bien ce qui fait toute leur spécificité. S'ils ne le font pas, ce n'est pas parce qu'ils sont "divers", "sans organisation", venus de tous bords. C'est parce que précisément, constituant une réaction à un trop plein de rationalisme, leur action ne peut s'exprimer que sous la forme d'une plainte inarticulée, un cri de révolte primaire. L'interview de gilets jaunes par les médias est de ce point de vue révélatrice : "pourquoi manifestez-vous ? - parce qu'on n'en peut plus" ; "que proposez-vous ? - on n'en sait rien".

Eructation de désespoir face à une sphère publique devenue écrasante, et qui de ce fait n'est plus en capacité de porter face à nos concitoyens une action pourtant indispensable sur le plan de la transition énergétique (dans un contexte de bouleversements économiques dont notre pays n'arrive pas à tirer parti), le mouvement des gilets jaunes me semble de ce point de vue ressembler à un 1789 à l'envers, une contre-révolution, plus de 200 ans après, appelant à briser les chaînes, que nous avons nous-mêmes construites, de notre propre étouffement. Là, tout de suite, maintenant, un nombre de plus en plus important de nos concitoyens n'y arrivent plus, et se sentent incompris.

Que ce soit clair, je pense que les pouvoirs publics ont devant eux des chantiers colossaux, je dirais même peut-être sans précédent historique, sur le plan de la transition énergétique, de l'intelligence artificielle et du numérique, du transhumanisme. Nous allons vivre dans les décennies à venir un bouleversement de nos vies qui ne possède que peu d'équivalents dans l'Histoire de l'Humanité. Une action publique forte dans ces domaines, et nécessairement financée par l'impôt, est une nécessité absolue.

Mais voilà, lancé comme un TGV sans conducteur dans ce processus de rationalisation perpétuelle (voir mes textes sur les normes), l'Etat n'est capable que d'empilement de ses politiques, toutes rationnelles, toutes "justifiables", sans jamais pouvoir se centrer sur l'essentiel et abandonner le superflu, sans être capable de lâcher une once de rationalité et de poursuite de la chimère égalitaire.

Je cite à nouveau un court extrait du passage de Tocqueville : "ils veulent l’égalité dans la liberté, et, s’ils ne peuvent l’obtenir, ils la veulent encore dans l’esclavage". Il est urgent d'en sortir. Faute de quoi Macron, qui se pose en Louis XIV depuis le début de son mandat, pourrait bien devenir un nouveau Louis XVI. Et après Louis XVI, il y eut la Révolution, mais aussi la Terreur. Certains comportements des gilets jaunes peuvent nous faire craindre le pire...

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