Régime spécial

Mes amis, l'heure est grave. Le Guide Michelin vient de retirer sa troisième étoile "à Paul Bocuse", entend-t-on sur les ondes des radios qui refusent de laisser reposer en paix le pape de la gastronomie française, plus prosaïquement au restaurant qu'il a fondé près de Lyon, L'Auberge du pont de Collonges. Un coup de tonnerre dans un paysage médiatique qui n'en pouvait plus de tourner en boucle sur les retraites et la grève, et n'échappait à l'asphyxie que par la bouffée d'air venue d'Iran, pourrait-on dire cyniquement. Mais voilà que par la grâce du Michelin, on peut enfin s'évader en s'amusant plutôt qu'en craignant une troisième guerre mondiale. Ouf ! Oui mais... s'évader, vraiment ? Changer de sujet ? Regardons-y de plus près...

Décidément, les médias savent y faire. Que faut-il penser de la rétrogradation de Bocuse ? Oui, il faut avoir un avis, vous, moi, qui n'y avons jamais mangé (vous peut-être avec un peu de chance), devons nous prononcer sur cette perte d'étoile. Et pour ce faire, rien de tel qu'un bon vieux débat. France Info a bien réussi son coup, on en perd notre latin à entendre deux anciens patrons du Michelin défendre deux avis radicalement opposés : buzz médiatique d'un guide en perdition pour l'un, simple régularisation du statut d'un restaurant qui avait officieusement perdu cette étoile depuis au moins 10 ans pour l'autre... qui croire ? Heureusement, France Info avait également convié sur ses ondes le chef Marc Veyrat, lui-même rétrogradé il y a deux ans, et en procès contre le Michelin. A n'en pas douter, le grand chef allait nous servir sur un plateau un réquisitoire à charge contre le guide. Allait-il nous vanter la qualité technique inégalée des cuissons de Bocuse ? La saveur incomparable de la Fricassée de volaille de Bresse à la crème et aux morilles ? Le caractère intemporel de la soupe aux truffes noires VGE, plat créé en 1975 pour l'Elysée et toujours à la carte, comme engagé dans une course à la longévité avec son illustre inspirateur ?

Que nenni ! Surprise, Marc Veyrat se contente de nous expliquer, sans la moindre argumentation à l'appui, que l'on ne touche pas aux 3 étoiles de Bocuse parce que "c'est comme ça". Sacrilège, atteinte inadmissible au patrimoine culinaire français de la part d'inspecteurs incompétents et ambitieux. Quel que soit le contenu de l'assiette, demain comme dans 100 ans, l'Auberge du Pont de Collonges, ce sera toujours trois étoiles. Bocuse, régime spécial.

Et soudain, comme un air de déjà vu. Se rejoue sous nos yeux la mauvaise pièce du conflit entre la France du terroir, la France éternelle, celle de De Gaulle, des conquêtes sociales, du Conseil national de la Résistance, et de Bocuse donc, et la France d'en haut, celle des réformateurs parisiens déconnectés, des décideurs et influenceurs mondialisés, à la solde du capitalisme débridé. Ou d'un autre point de vue, la passion contre la raison. Ca ne vous rappelle rien ? On imagine déjà la convergence des luttes, les chefs atterrés se joignant à la CGT pour manifester leur mécontentement. Les actions contestataires : le blocage des porcs ! Le brûlage de pneus Michelin sur les barrages et piquets de grève !

On voudrait y introduire de la nuance. Dire que c'est plus compliqué, que ce ne sont pas toujours les mêmes qui ont raison. Que l'on n'est pas dupe des stratégies éditoriales d'un guide reconnu mais EN MEME TEMPS, que l'on peut tout à fait envisager que la truffe VGE ait quelque peu perdu de son panache au fil des années. Peine perdue, on nous taxerait sans doute de maquereaunisme, on nous reprocherait une prise de position mi-figue, mi-raisin. Pour exister dans le débat public, il faut choisir son camp.

Personnellement, je me sens assez incompétent pour affirmer que Bocuse mérite, ou pas, ses trois étoiles, et presque aussi incompétent pour me prononcer sur une réforme des retraites qui certes semble basée sur des principes cohérents et équitables, mais dont on sait que les détails de mise en oeuvre (là où se cache le diable, donc !) pèseront lourd dans le bilan global. Mais étant un grand naïf, je me prends parfois à espérer que l'on puisse traiter ces sujets de manière rationnelle et avec la prise de distance qui s'impose. Ce n'est pas en se figeant dans notre histoire et nos acquis que notre pays s'en sortira. Ce n'est pas non plus en suivant aveuglément le sens du vent. Malheureusement, ce sont souvent les avis les plus tranchés qui s'imposent.

On pourra toujours se consoler en se disant qu'avec la retraite minimum à 1 000 €, chacun pourra, avec moins d'un mois de revenu, s'offrir un dîner en famille chez Bocuse - champagne compris, j'ai vérifié. Bref, une vraie retraite trois étoiles !

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Macron – Philippe, un ticket chic et choc à la tête du Pays

Mon analyse de la séquence présidentielle

Remaniement : le plongeon ou le rebond ?