Décentralisation : le comble du désespoir

Vous avez sans doute eu vent de la suspension de la circulaire dite "Castaner" relative à l'attribution des nuances politiques aux candidats aux prochaines élections municipales. A nouveau, un sujet en apparence un peu techno révèle un vice profond du fonctionnement de notre démocratie.

De quoi s'agit-il ? Lors de chaque élection municipale, les Préfets attribuent aux candidats une nuance politique, à l'exclusion des communes de moins de 1 000 habitants, qui sont jugées trop petites pour que leurs candidats puissent être assimilés à une tendance nationale. Evidemment, les Préfets ne sont pas tout puissants : les candidats membres d'un parti dans une commune de moins de 1 000 peuvent se voir affecter une nuance, et tous les candidats quels qu'ils soient sont informés de la nuance qui leur est attribuée et peuvent la faire rectifier.

Ca, c'était avant. La circulaire Castaner est venue relever le seuil des 1 000 habitants pour le porter à 9 000 habitants. D'aucuns y ont vu une stratégie politique, visant à minimiser ce qui est annoncé comme un échec programmé de LREM, en diminuant le poids politique "visible" des autres courants politiques.

Sans doute des calculs de cet ordre sont-ils effectivement à l'origine du relèvement spectaculaire du seuil. Mais notons dans le même temps que ce relèvement était une demande de longue date des élus de petites communes, qui souhaitaient voir déconnecter le résultat du scrutin de toute considération de politique nationale. Logique, somme toute : c'est bien un Maire et un conseil municipal que l'on élit, les élections locales ne devant pas servir de référendum pour ou contre le pouvoir national.

Logique certes, mais pas français pour deux sous. Dans notre tradition politique centralisatrice, il est en effet considéré que chaque élection se déroulant entre deux présidentielles est un scrutin intermédiaire devant servir de baromètre à la popularité du pouvoir national. Vous pensiez avoir voté pour faire plus avec Moins plutôt que pour buzzer de toutes vos forces (#meilleureaffichedecampagne) ? Eh bien non, vous ne le saviez pas mais vous avez voté pour ou contre Macron, pour le retour de Sarkozy, de Royal ou même de Jean-Marie Le Pen ou Daniel Cohn-Bendit, voire contre le procès Fillon ou même pour la réhabilitation de Jean-Vincent Placé. Mais si, puisqu'on vous le dit...

Ce qui me gêne dans cet affaire, ce n'est pas tellement le tempérament politique que cela révèle. Il y a, au fond, un peu de vérité dans tout ça : certains de nos compatriotes utilisent les scrutins "intermédiaires" (tout est dit dans cette expression !) pour envoyer des messages au sommet de l'Etat. On peut le déplorer, mais on doit bien l'admettre.

Non, ce qui me gêne au fond, c'est que la plus haute juridiction administrative, le Conseil d'Etat, au lieu de faire oeuvre de pédagogie, cautionne ce comportement et même finalement le promeut, en lui donnant un caractère tout à fait juridique et officiel. La lecture de l'ordonnance de référé du 31 janvier 2020 ne laisse aucun doute à ce sujet, jugez par vous-mêmes :

"Il est constant que le seuil correspondant aux communes de 9 000 habitants et aux chefs-lieux d’arrondissement quelle que soit leur population, retenu par la circulaire, conduit, dans plus de 95 % des communes, à ne pas attribuer de nuance politique, et exclut, ainsi, de la présentation nationale des résultats des premier et second tours des élections municipales à venir, les suffrages exprimés par près de la moitié des électeurs (...) Le seuil retenu par la circulaire de 9 000 habitants a, en conséquence, pour effet potentiel de ne pas prendre en considération l’expression politique manifestée par plus de 40% du corps électoral

Par suite, eu égard à l’objet même de la circulaire qui est, ainsi qu’il a été indiqué ci-dessus au points 3 et 4, d’analyser le plus précisément possible les résultats électoraux sans « altérer, même en partie, le sens politique du scrutin en sous-estimant les principaux courants politiques », afin de donner aux pouvoirs publics et aux citoyens l’information la plus complète et exacte possible, y compris sur les évolutions des résultats dans le temps, le moyen tiré de l’erreur manifeste d’appréciation dont elle est entachée, en tant qu’elle retient le seuil mentionné au point précédent, est propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à sa légalité".

La "présentation nationale des résultats", le "sens politique du scrutin"... en résumé : le citoyen dont le vote aux élections municipales ne peut pas être interprété nationalement est désavantagé par rapport à celui dont le résultat peut être interprété nationalement.

Passons sur le fait que l'on accepte pour les communes de moins de 1 000 ce que l'on refuse pour celles comprises entre 1 000 et 9 000 (les électeurs des communes de moins de 1 000 seraient des citoyens de seconde zone ???). Au-delà de cet aspect, n'est-ce pas le rôle des pouvoirs publics et du Conseil d'Etat en particulier de faire oeuvre de pédagogie et de remettre à sa juste place l'élection municipale ? Ne porte-t-on pas gravement atteinte à l'esprit même des élections locales en consacrant leur signification nationale ?

Soyons radicaux : supprimons totalement l'attribution de nuances politiques par les Préfets. Les élus qui souhaitent afficher un positionnement politique sont libres de le faire, relayés par les médias, et nos concitoyens largement capables d'interpréter les résultats par eux-mêmes. Une telle position aurait un avantage majeur : elle forcerait les habitués du "vote national", soit à s'abstenir, soit à voter en considération des enjeux locaux (et donc peut-être, rêvons un peu, à s'y intéresser davantage !).

La vie politique locale aurait beaucoup à y gagner, mais la vie politique nationale également. On reproche au quinquennat d'être trop court, amenant les Présidents à être pratiquement la moitié du mandat en campagne : n'en rajoutons pas avec des soi-disant élections intermédiaires !

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